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  Eugénie Grandet. 341

— Laissez-moi dire, Grandet.

— Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N’est-ce pas, fifille ?

— Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée.

— Eh ! bien, dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mère, et laisseriez à votre père l’usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriété…

— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, répondit Eugénie, donnez-moi l’acte, et montrez-moi la place où je dois signer.

Le père Grandet regardait alternativement l’acte et sa fille, sa fille et l’acte, en éprouvant de si violentes émotions qu’il s’essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.

— Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement à la succession de ta pauvre chère mère défunte, et t’en rapporter à moi pour l’avenir, j’aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire… Hein ! cent francs par mois, en livres ?

— Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père.

— Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez…

— Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela me fait ?

— Tais-toi, Cruchot. C’est dit, c’est dit, s’écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein ?

— Oh ! mon père ?…

Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer.

— Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné : nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis ! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. À demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal.

Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant, malgré