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  Eugénie Grandet. 329

la rue, madame des Grassins leur dit : — Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mère est très mal sans seulement qu’elle s’en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré longtemps. Voudraient-ils la marier contre son gré ?

Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pas muets chez Eugénie, et lui découvrit un pâté fait à la casserole.

— Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. Vous mangez si peu, que ce pâté vous durera bien huit jours ; et, par la gelée, il ne risquera point de se gâter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C’est que ça n’est point sain du tout.

— Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main.

— Je l’ai fait ben bon, ben délicat, et il ne s’en est point aperçu. J’ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs ; j’en suis ben la maîtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet.

Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son état empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continua d’aller et venir selon ses habitudes ; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu’il ne l’avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres. — Il s’est passé quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. — Qu’est-il donc arrivé dans la maison Grandet ? fut une question convenue que l’on s’adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur. Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l’église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle y répondait d’une manière évasive et sans satisfaire sa curiosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d’Eugénie. Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis, sans qu’il fût possible de savoir par qui le secret avait été trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l’an mademoiselle Grandet était, par l’ordre de son père, enfermée dans sa chambre, au pain et à l’eau, sans feu ; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit ; et l’on savait même que la jeune