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312 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

en l’absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor n’alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n’eut pas le courage de défendre à Charles d’y baiser la place.

— Elle ne sortira pas de là, mon ami.

— Eh ! bien, mon cœur y sera toujours aussi.

— Ah ! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle d’un accent peu grondeur.

— Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ; j’ai ta parole, prends la mienne.

— À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d’autre.

Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure : la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or et une croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d’exprimer ses sentiments, eut la larme à l’œil.

— Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu le conduise.

À dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortège, auquel se joignit sur la place maître Cruchot.

— Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère.

— Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l’auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet ; car, alors, il ne tiendra qu’à vous de…

— Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ?

Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu’il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plu-