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bien silencieux en traversant l’Houmeau. Savez-vous que j’étais embarrassée…

— Je vous trouvais si belle que j’étais saisi, répondit naïvement David.

— Je suis donc moins belle en ce moment ? lui demanda-t-elle.

— Non ; mais je suis si heureux de me promener seul avec vous, que……

Il s’arrêta tout interdit et regarda les collines par où descend la route de Saintes.

— Si vous trouvez quelque plaisir à cette promenade, j’en suis ravie, car je me crois obligée à vous donner une soirée en échange de celle que vous m’avez sacrifiée. En refusant d’aller chez madame de Bargeton, vous avez été tout aussi généreux que l’était Lucien en risquant de la fâcher par sa demande.

— Non pas généreux, mais sage, répondit David. Puisque nous sommes seuls sous le ciel, sans autres témoins que les roseaux et les buissons qui bordent la Charente, permettez-moi, chère Ève, de vous exprimer quelques-unes des inquiétudes que me cause la marche actuelle de Lucien. Après ce que je viens de lui dire, mes craintes vous paraîtront, je l’espère, un raffinement d’amitié. Vous et votre mère, vous avez tout fait pour le mettre au-dessus de sa position ; mais en excitant son ambition, ne l’avez-vous pas imprudemment voué à de grandes souffrances ? Comment se soutiendra-t-il dans le monde où le portent ses goûts ? Je le connais ! il est de nature à aimer les récoltes sans le travail. Les devoirs de société lui dévoreront son temps, et le temps est le seul capital des gens qui n’ont que leur intelligence pour fortune ; il aime à briller, le monde irritera ses désirs qu’aucune somme ne pourra satisfaire, il dépensera de l’argent et n’en gagnera pas ; enfin, vous l’avez habitué à se croire grand, mais avant de reconnaître une supériorité quelconque, le monde demande d’éclatants succès. Or, les succès littéraires ne se conquièrent que dans la solitude et par d’obstinés travaux. Que donnera madame de Bargeton à votre frère en retour de tant de journées passées à ses pieds ? Lucien est trop fier pour accepter ses secours, et nous le savons encore trop pauvre pour continuer à voir sa société, qui est doublement ruineuse. Tôt ou tard cette femme abandonnera notre cher frère après lui avoir fait perdre le goût du travail, après avoir développé chez lui le goût du luxe, le mépris de notre vie sobre, l’amour des jouissances, son penchant à