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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Elle souleva l’une après l’autre les couches successives de l’État Social, et fit compter au poète les échelons qu’il franchissait soudain par cette habile détermination. En un instant, elle fit abjurer à Lucien ses idées populacières sur la chimérique égalité de 1793, elle réveilla chez lui la soif des distinctions que la froide raison de David avait calmée, elle lui montra la haute société comme le seul théâtre sur lequel il devait se tenir. Le haineux libéral devint monarchique in petto. Lucien mordit à la pomme du luxe aristocratique et de la gloire. Il jura d’apporter aux pieds de sa dame une couronne, fût-elle ensanglantée ; il la conquerrait à tout prix, quibuscumque viis. Pour prouver son courage, il raconta ses souffrances actuelles qu’il avait cachées à Louise, conseillé par cette indéfinissable pudeur attachée aux premiers sentiments, et qui défend au jeune homme d’étaler ses grandeurs, tant il aime à voir apprécier son âme dans son incognito. Il peignit les étreintes d’une misère supportée avec orgueil, ses travaux chez David, ses nuits employées à l’étude. Cette jeune ardeur rappela le colonel de vingt-six ans à madame de Bargeton, dont le regard s’amollit. En voyant la faiblesse gagner son imposante maîtresse, Lucien prit une main qu’on lui laissa prendre, et la baisa avec la furie du poète, du jeune homme, de l’amant. Louise alla jusqu’à permettre au fils de l’apothicaire d’atteindre à son front et d’y imprimer ses lèvres palpitantes.

— Enfant ! enfant ! si l’on nous voyait, je serais bien ridicule, dit-elle en se réveillant d’une torpeur extatique.

Pendant cette soirée, l’esprit de madame de Bargeton fit de grands ravages dans ce qu’elle nommait les préjugés de Lucien. À l’entendre, les hommes de génie n’avaient ni frères ni sœurs, ni pères ni mères ; les grandes œuvres qu’ils devaient édifier leur imposaient un apparent égoïsme, en les obligeant de tout sacrifier à leur grandeur. Si la famille souffrait d’abord des dévorantes exactions perçues par un cerveau gigantesque, plus tard elle recevrait au centuple le prix des sacrifices de tout genre exigés par les premières luttes d’une royauté contrariée, en partageant les fruits de la victoire. Le génie ne relevait que de lui-même ; il était seul juge de ses moyens, car lui seul connaissait la fin : il devait donc se mettre au-dessus des lois, appelé qu’il était à les refaire ; d’ailleurs, qui s’empare de son siècle peut tout prendre, tout risquer, car tout est à lui. Elle citait les commencements de la vie de Bernard de Pa-