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fréquemment sur les routes de France, et surtout entre Angoulême et Poitiers. La diligence de Bordeaux à Paris venait avec rapidité, les voyageurs allaient sans doute en descendre pour monter cette longue côte à pied. Lucien, qui ne voulut pas se laisser voir, se jeta dans un petit chemin creux et se mit à cueillir des fleurs dans une vigne. Quand il reprit la grande route il tenait à la main un gros bouquet de sedum, une fleur jaune qui vient dans le caillou des vignobles, et il déboucha précisément derrière un voyageur vêtu tout en noir, les cheveux poudrés, chaussé de souliers en veau d’Orléans à boucles d’argent, brun de visage, et couturé comme si, dans son enfance, il fût tombé dans le feu. Ce voyageur, à tournure si patemment ecclésiastique, allait lentement et fumait un cigare. En entendant Lucien qui sauta de la vigne sur la route, l’inconnu se retourna, parut comme saisi de la beauté profondément mélancolique du poète, de son bouquet symbolique et de sa mise élégante. Ce voyageur ressemblait à un chasseur qui trouve une proie long-temps et inutilement cherchée. Il laissa, en style de marine, Lucien arriver, et retarda sa marche en ayant l’air de regarder le bas de la côte. Lucien, qui fit le même mouvement, y aperçut une petite calèche attelée de deux chevaux et un postillon à pied.

— Vous avez laissé courir la diligence, monsieur, vous perdrez votre place, à moins que vous ne vouliez monter dans ma calèche pour la rattraper, car la poste va plus vite que la voiture publique, dit le voyageur à Lucien en prononçant ces mots avec un accent très-marqué d’espagnol et en mettant à son offre une exquise politesse.

Sans attendre la réponse de Lucien, l’Espagnol tira de sa poche un étui à cigares, et le présenta tout ouvert à Lucien pour qu’il en prît un.

— Je ne suis pas un voyageur, répondit Lucien, et je suis trop près du terme de ma course pour me donner le plaisir de fumer…

— Vous êtes bien sévère envers vous-même, repartit l’Espagnol. Quoique chanoine honoraire de la cathédrale de Tolède, je me passe de temps en temps un petit cigare. Dieu nous a donné le tabac pour endormir nos passions et nos douleurs… Vous me semblez avoir du chagrin, vous en avez du moins l’enseigne à la main, comme le triste dieu de l’hymen. Tenez ?… tous vos chagrins s’en iront avec la fumée…