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traits, jetait ses ombres sur son front de poète. Ce changement annonçait tant de souffrances, qu’à l’aspect des traces laissées par la misère sur sa physionomie, le seul sentiment possible était la pitié. L’imagination partie du sein de la famille y trouvait au retour de tristes réalités. Ève eut au milieu de sa joie le sourire des saintes au milieu de leur martyre. Le chagrin rend sublime le visage d’une jeune femme très-belle. La gravité qui remplaçait dans la figure de sa sœur la complète innocence qu’il y avait vue à son départ pour Paris, parlait trop éloquemment à Lucien pour qu’il n’en reçût pas une impression douloureuse. Aussi la première effusion des sentiments, si vive, si naturelle, fut-elle suivie de part et d’autre d’une réaction : chacun craignait de parler. Lucien ne put cependant s’empêcher de chercher par un regard celui qui manquait à cette réunion. Ce regard bien compris fit fondre en larmes Ève, et par contre-coup Lucien. Quant à madame Chardon, elle resta blême, et en apparence impassible. Ève se leva, descendit pour épargner à son frère un mot dur, et alla dire à Marion : — Mon enfant, Lucien aime les fraises, il faut en trouver !…

— Oh ! j’ai bien pensé que vous vouliez fêter monsieur Lucien. Soyez tranquille, vous aurez un joli petit déjeuner et un bon dîner aussi.

— Lucien, dit madame Chardon à son fils, tu as beaucoup à réparer ici. Parti pour être un sujet d’orgueil pour ta famille, tu nous as plongés dans la misère. Tu as presque brisé dans les mains de ton frère l’instrument de la fortune à laquelle il n’a songé que pour sa nouvelle famille. Tu n’as pas brisé que cela… dit la mère. Il se fit une pause effrayante et le silence de Lucien impliqua l’acceptation de ces reproches maternels. — Entre dans une voie de travail, reprit doucement madame Chardon. Je ne te blâme pas d’avoir tenté de faire revivre la noble famille d’où je suis sortie ; mais, à de telles entreprises il faut avant tout une fortune, et des sentiments fiers : tu n’as rien eu de tout cela. À la croyance, tu as fait succéder en nous la défiance. Tu as détruit la paix de cette famille travailleuse et résignée, qui cheminait ici dans une voie difficile… Aux premières fautes, un premier pardon est dû. Ne recommence pas. Nous nous trouvons ici dans des circonstances difficiles, sois prudent, écoute ta sœur : le malheur est un maître dont les leçons, bien durement données, ont porté leur fruit chez elle : elle est devenue sérieuse, elle est mère, elle porte tout le fardeau du ménage