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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Ours, qui montra combien la soûlographie rusée l’emportait sur la typographie instruite. Quand son fils arriva, le bonhomme lui témoigna la tendresse commerciale que les gens habiles ont pour leurs dupes : il s’occupa de lui comme un amant se serait occupé de sa maîtresse ; il lui donna le bras, il lui dit où il fallait mettre les pieds pour ne pas se crotter ; il lui avait fait bassiner son lit, allumer du feu, préparer un souper. Le lendemain, après avoir essayé de griser son fils durant un plantureux dîner, Jérôme-Nicolas Séchard, fortement aviné, lui dit un : — Causons d’affaires ? qui passa si singulièrement entre deux hoquets, que David le pria de remettre les affaires au lendemain. Le vieil Ours savait trop bien tirer parti de son ivresse pour abandonner une bataille préparée depuis si long-temps. D’ailleurs, après avoir porté son boulet pendant cinquante ans, il ne voulait pas, dit-il, le garder une heure de plus. Demain son fils serait le Naïf.

Ici peut-être est-il nécessaire de dire un mot de l’établissement. L’imprimerie, située dans l’endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s’était établie dans cette maison vers la fin du règne de Louis XIV. Aussi depuis long-temps les lieux avaient-ils été disposés pour l’exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d’ailleurs arriver au bureau du maître par une allée. Mais en province les procédés de la typographie sont toujours l’objet d’une curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue, quoiqu’il fallût descendre quelques marches, le sol de l’atelier se trouvant au-dessous du niveau de la chaussée. Les curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde aux inconvénients du passage à travers les défilés de l’atelier. S’ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées au plancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S’ils suivaient les agiles mouvements d’un compositeur grappillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier trempé chargée de ses pavés, ou s’attrapaient la hanche dans l’angle d’un banc ; le tout au grand amusement des Singes et des Ours. Jamais personne n’était arrivé sans ac-