Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
421
LE LYS DE LA VALLÉE.

— Assez pour aujourd’hui, mon cher abbé, dit la comtesse émue, et surtout pas de leçon de chimie. Montez à cheval, Jacques, reprit-elle en se laissant embrasser par son fils avec la caressante mais digne volupté d’une mère, et les yeux tournés vers moi comme pour insulter mes souvenirs. Allez, cher, et soyez prudent.

— Mais, lui dis-je pendant qu’elle suivait Jacques par un long regard, vous ne m’avez pas répondu. Ressentez-vous quelques douleurs ?

— Oui, parfois à l’estomac. Si j’étais à Paris, j’aurais les honneurs d’une gastrite, la maladie à la mode.

— Ma mère souffre souvent et beaucoup, me dit Madeleine.

— Ah ! dit-elle, ma santé vous intéresse ?…

Madeleine étonnée de la profonde ironie empreinte dans ces mots, nous regarda tour à tour ; mes yeux comptaient des fleurs roses sur le coussin de son meuble gris et vert qui ornait le salon.

— Cette situation est intolérable, lui dis-je à l’oreille.

— Est-ce moi qui l’ai créée ? me demanda-t-elle. Cher enfant, ajouta-t-elle à haute voix en affectant ce cruel enjouement par lequel les femmes enjolivent leurs vengeances, ignorez-vous l’histoire moderne ? la France et l’Angleterre ne sont-elles pas toujours ennemies ? Madeleine sait cela, elle sait qu’une mer immense les sépare, mer froide, mer orageuse.

Les vases de la cheminée étaient remplacés par des candélabres, afin sans doute de m’ôter le plaisir de les remplir de fleurs ; je les retrouvai plus tard dans sa chambre. Quand mon domestique arriva, je sortis pour lui donner des ordres ; il m’avait apporté quelques affaires que je voulus placer dans ma chambre.

— Félix, me dit la comtesse, ne vous trompez pas ! L’ancienne chambre de ma tante est maintenant celle de Madeleine, vous êtes au-dessus du comte.

Quoique coupable, j’avais un cœur, et tous ces mots étaient des coups de poignard froidement donnés aux endroits les plus sensibles qu’elle semblait choisir pour frapper. Les souffrances morales ne sont pas absolues, elles sont en raison de la délicatesse des âmes, et la comtesse avait durement parcouru cette échelle des douleurs ; mais, par cette raison même, la meilleure femme sera toujours d’autant plus cruelle qu’elle a été plus bienfaisante ; je la regardai, mais elle baissa la tête. J’allai dans ma nouvelle chambre