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LE LYS DE LA VALLÉE.

parable à celle du soldat en vedette, elle oubliait de manger ; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, un repas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce fut une scène d’enfance à côté d’une tombe entr’ouverte. Elle me commandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelque souffrance au comte, et m’employait à mille menus ouvrages. Pendant le premier temps où l’intensité du danger étouffait, comme durant une bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faits de la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum que toute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans ses regards, dans son maintien quand elle est en présence du monde ou de sa famille, et qui n’est plus de mise en déshabillé. Ne venait-elle pas me relever aux premiers chants de l’oiseau, dans ses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois les éblouissants trésors que, dans mes folles espérances, je considérais comme miens ? Tout en restant imposante et fière, pouvait-elle ainsi ne pas être familière ? D’ailleurs pendant les premiers jours le danger ôta si bien toute signification passionnée aux privautés de notre intime union, qu’elle n’y vit point de mal ; puis quand vint la réflexion ; elle songea peut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que de changer ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblement apprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblement confiante, sûre de moi comme d’elle-même. J’entrai donc plus avant dans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriette contrainte d’aimer davantage celui qui s’efforçait d’être sa seconde âme. Bientôt je n’attendis plus sa main toujours irrésistiblement abandonnée au moindre coup d’œil solliciteur ; je pouvais, sans qu’elle se dérobât à ma vue, suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant les longues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil du malade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regards attendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveiller le comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin les mille événements de cette fusion complète de deux cœurs long-temps séparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de la scène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve à laquelle succombent souvent les affections les plus vives qui ne résistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui se détachent en éprouvant cette cohésion constante où l’on trouve la vie ou lourde ou légère à porter. Vous