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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

idées qui parfois sillonnent les consciences les plus innocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend à l’unité par l’assimilation. Le monde moral doit être régi par un principe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Près d’Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu’un désir reprochable devait à jamais vous éloigner d’elle. Ainsi, non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi la vertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux, le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d’attendri dans les paroles et dans les manières ; il semblait se dire : — Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure et l’oublient ! Par un contraste qui, selon cet excellent homme, était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur de Mortsauf fut patient, plein d’obéissance, ne se plaignit jamais et montra la plus merveilleuse docilité ; lui qui, bien portant, ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Le secret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, était une secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d’une bravoure irrécusable ! Cette peur pourrait assez bien expliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que lui avaient prêté ses malheurs.

Vous l’avouerai-je, Natalie, et le croirez-vous ? ces cinquante jours et le mois qui les suivit furent les plus beaux moments de ma vie. L’amour n’est-il pas dans les espaces infinis de l’âme, comme est dans une belle vallée le grand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et les torrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bord et les plus élevés quartiers de roc ; il s’agrandit aussi bien par les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui, quand on aime, tout arrive à l’amour. Les premiers grands dangers passés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie. Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu’exigeait le comte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devint propre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échoués dans une île déserte ; car non-seulement les malheurs isolent, mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société. Puis l’intérêt du malade nous obligea d’avoir des points de contact qu’aucun autre événement n’aurait autorisés. Combien de fois nos mains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas en rendant quelque service au comte ! n’avais-je pas à soutenir, à aider Henriette ! Souvent emportée par une nécessité com-