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LE LYS DE LA VALLÉE.

rayons en participant à la lumière si largement versée par le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme un sentier sur lequel nous volions. Enfin, n’étant pas diverti par le mouvement qu’exige la marche à pied, notre esprit s’empara de la création. La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, si gracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos, n’était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut remplie par un heureux amour. Pour vous peindre cette heure, non dans ses détails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai que nous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nous entouraient ; nous sentions hors de nous le bonheur que chacun de nous souhaitait ; il nous pénétrait si vivement que la comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient ; mais sa bouche, qui s’entr’ouvrait comme une rose à l’air, se serait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sons graves parfaitement unis aux sons élevés, elle m’a toujours rappelé la mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouva plus jamais.

— Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcher que sur les rives qui sont à vous ?

— Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha ! nous avons maintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu’à Clochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d’acheter quarante arpents de prairie avec les économies de ces deux années et l’arriéré de sa pension. Cela vous étonne ?

— Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous ! m’écriai-je. Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous du pont de Ruan, à un endroit où l’Indre est large, et où l’on pêchait.

— Hé ! bien, Martineau ? dit-elle.

— Ah ! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuis trois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nous n’avons rien pris.

Nous abordâmes afin d’assister aux derniers coups de filet, et nous nous plaçâmes tous trois à l’ombre d’un bouillard, espèce de peuplier dont l’écorce est blanche, qui se trouve sur le Danube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, et