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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

fidèles serviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dans l’égalité voulue par l’Église. En me reportant aux jours de la vie patriarcale, mes pensées agrandissaient encore cette scène déjà si grande par sa simplicité. Les enfants dirent bonsoir à leur père, les gens nous saluèrent, la comtesse s’en alla, donnant une main à chaque enfant, et je rentrai dans le salon avec le comte.

— Nous vous ferons faire votre salut par là et votre enfer par ici, me dit-il en montrant le trictrac.

La comtesse nous rejoignit une demi-heure après et avança son métier près de notre table.

— Ceci est pour vous, dit-elle en déroulant le canevas ; mais depuis trois mois l’ouvrage a bien langui. Entre cet œillet rouge et cette rose, mon pauvre enfant a souffert.

— Allons, allons, dit monsieur de Mortsauf, ne parlons pas de cela. Six-cinq, monsieur l’envoyé du roi.

Quand je me couchai, je me recueillis pour l’entendre allant et venant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fus travaillé par des idées folles qu’inspiraient d’intolérables désirs. Pourquoi ne serait-elle pas à moi ? me disais-je. Peut-être est-elle, comme moi, plongée dans cette tourbillonnante agitation des sens ? À une heure, je descendis, je pus marcher sans faire de bruit, j’arrivai devant sa porte, je m’y couchai, l’oreille appliquée à la fente, j’entendis son égale et douce respiration d’enfant. Quand le froid m’eut saisi, je remontai, je me remis au lit et dormis tranquillement jusqu’au matin. Je ne sais à quelle prédestination, à quelle nature doit s’attribuer le plaisir que je trouve à m’avancer jusqu’au bord des précipices, à sonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir le froid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuil de sa porte où j’ai pleuré de rage, sans qu’elle ait jamais su que le lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers, sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite et adorée ; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est une inspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires, quelques-uns m’ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devant une batterie pour s’avoir s’ils échapperaient à la mitraille, et s’ils seraient heureux en chevauchant ainsi l’abîme des probabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre. Le lendemain j’allai cueillir et faire deux bouquets ; le comte les admira, lui que rien en ce genre n’émouvait et pour qui le