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LE LYS DE LA VALLÉE.

permettaient de faire à travers les nouveaux domaines. En revenant, la comtesse me dit d’un air plein de mélancolie : — Je suis trop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, il m’accable, et j’ai peur qu’il ne s’efface comme un rêve.

J’aimais trop passionnément pour ne pas être jaloux, et je ne pouvais lui rien donner, moi ! Dans ma rage, je cherchais un moyen de mourir pour elle. Elle me demanda quelles pensées voilaient mes yeux, je les lui dis naïvement, elle en fut plus touchée que de tous les présents, et jeta du baume dans mon cœur quand, après m’avoir emmené sur le perron, elle me dit à l’oreille : — Aimez-moi comme m’aimait ma tante, ne sera-ce pas me donner votre vie ? et si je la prends ainsi, n’est-ce pas me faire votre obligée à toute heure ?

— Il était temps de finir ma tapisserie, reprit-elle en rentrant dans le salon où je lui baisai la main comme pour renouveler mes serments. Vous ne savez peut-être pas, Félix, pourquoi je me suis imposé ce long ouvrage ? Les hommes trouvent dans les occupations de leur vie des ressources contre les chagrins, le mouvement des affaires les distrait ; mais nous autres femmes, nous n’avons dans l’âme aucun point d’appui contre nos douleurs. Afin de pouvoir sourire à mes enfants et à mon mari quand j’étais en proie à de tristes images, j’ai senti le besoin de régulariser la souffrance par un mouvement physique. J’évitais ainsi les atonies qui suivent les grandes dépenses de force, aussi bien que les éclairs de l’exaltation. L’action de lever le bras en temps égaux berçait ma pensée et communiquait à mon âme, où grondait l’orage, la paix du flux et du reflux en réglant ainsi ses émotions. Chaque point avait la confidence de mes secrets, comprenez-vous ? Hé ! bien, en faisant mon dernier fauteuil, je pensais trop à vous ! oui, beaucoup trop, mon ami. Ce que vous mettez dans vos bouquets, moi je le disais à mes dessins.

Le dîner fut gai. Jacques, comme tous les enfants dont on s’occupe, me sauta au cou, en voyant les fleurs que je lui avais cueillies en guise de couronne. Sa mère affecta de me bouder à cause de cette infidélité ; le cher enfant lui offrit ce bouquet jalousé, avec quelle grâce, vous le savez ! Le soir, nous fîmes tous trois un trictrac, moi seul contre monsieur et madame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Enfin, à la tombée du jour, ils me reconduisirent jusqu’au chemin de Frapesle, par une de ces tranquilles soirées