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LE LYS DE LA VALLÉE.

Madeleine : — Et les miens, maman ? Elle me répondit : — Cher enfant, ne t’échauffe pas trop ! Puis me passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joue en ajoutant : — Tu es en nage ! Ce fut la seule fois que j’entendis cette caresse de la voix, le tu des amants. Je regardai les jolies baies couvertes de fruits rouges, de sinelles et de mûrons ; j’écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes !… Ah ! je gravai tout dans ma mémoire, tout jusqu’au jeune amandier sous lequel elle se tenait, fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l’aller vider dans le tonneau de vendange avec une application corporelle, silencieuse et soutenue, par une marche lente et mesurée qui laissa mon âme libre. Je goûtai l’ineffable plaisir d’un travail extérieur qui voiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sans ce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien le labeur uniforme contient de sagesse, et je compris les règles monastiques.

Pour la première fois depuis long-temps, le comte n’eut ni maussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc de Lenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, lui réjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, le général promit de faire danser le soir devant Clochegourde en l’honneur des Bourbons revenus ; la fête fut ainsi complète pour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras ; elle s’appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout le poids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et me dit a l’oreille : — Vous nous portez bonheur !

Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmes et sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu, mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentuée par sa voix si riche développait des plaisirs qu’aucune femme au monde ne pouvait plus me rendre.

— L’uniformité malheureuse de mes jours est rompue, la vie devient belle avec des espérances, me dit-elle après une pause. Oh ! ne me quittez pas ! ne trahissez jamais mes innocentes superstitions ! soyez l’aîné qui devient la providence de ses frères !

Ici, Natalie, rien n’est romanesque : pour y découvrir l’infini des sentiments profonds, il faut dans sa jeunesse avoir jeté la sonde