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LE LYS DE LA VALLÉE.

la vie, vous apprendrez combien les principes de liberté mal définis sont impuissants à créer le bonheur des peuples. Avant de songer, en ma qualité de Lenoncourt, à ce qu’est ou ce que doit être une aristocratie, mon bon sens de paysanne me dit que les Sociétés n’existent que par la hiérarchie. Vous êtes dans un moment de la vie où il faut choisir bien ! Soyez de votre parti. Surtout, ajouta-t-elle en riant, quand il triomphe.

Je fus vivement touché par ces paroles où la profondeur politique se cachait sous la chaleur de l’affection, alliance qui donne aux femmes un si grand pouvoir de séduction ; elles savent toutes prêter aux raisonnements les plus aigus les formes du sentiment. Il semblait que, dans son désir de justifier les actions du comte, Henriette eût prévu les réflexions qui devaient sourdre en mon âme au moment où je vis, pour la première fois, les effets de la courtisanerie. Monsieur de Mortsauf, roi dans son castel, entouré de son auréole historique, avait pris à mes yeux des proportions grandioses, et j’avoue que je fus singulièrement étonné de la distance qu’il mit entre la duchesse et lui, par des manières au moins obséquieuses. L’esclave a sa vanité, il ne veut obéir qu’au plus grand des despotes ; je me sentais comme humilié de voir l’abaissement de celui qui me faisait trembler en dominant tout mon amour. Ce mouvement intérieur me fit comprendre le supplice des femmes de qui l’âme généreuse est accouplée à celle d’un homme de qui elles enterrent journellement les lâchetés. Le respect est une barrière qui protége également le grand et le petit, chacun de son côté peut se regarder en face. Je fus respectueux avec la duchesse, à cause de ma jeunesse ; mais là où les autres voyaient une duchesse, je vis la mère de mon Henriette et mis une sorte de sainteté dans mes hommages. Nous entrâmes dans la grande cour de Frapesle, où nous trouvâmes la compagnie. Le comte de Mortsauf me présenta fort gracieusement à la duchesse, qui m’examina d’un air froid et réservé. Madame de Lenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitement conservée et qui avait de grandes manières. En voyant ses yeux d’un bleu dur, ses tempes rayées, son visage maigre et macéré, sa taille imposante et droite, ses mouvements rares, sa blancheur fauve qui se revoyait si éclatante dans sa fille, je reconnus la race froide d’où procédait ma mère, aussi promptement qu’un minéralogiste reconnaît le fer de Suède. Son langage était celui de la vieille cour, elle prononçait les oit en ait et disait frait pour froid, porteux au lieu de por-