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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Nous sentant alors jumeaux du même sein, elle ne conçut point que les confidences se fissent à demi entre frères abreuvés aux mêmes sources. Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment où ils s’ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur. Elle avait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmes dont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindre choc, de même qu’une pierre jetée dans un lac en agite également la surface et la profondeur. En se mariant, elle possédait ses épargnes, ce peu d’or qui représente les heures joyeuses ; les mille désirs du jeune âge ; en un jour de détresse, elle l’avait généreusement donné sans dire que c’était des souvenirs et non des pièces d’or ; jamais son mari ne lui en avait tenu compte, il ne se savait pas son débiteur ! En échange de ce trésor englouti dans les eaux dormantes de l’oubli, elle n’avait pas obtenu ce regard mouillé qui solde tout, qui pour les âmes généreuses est comme un éternel joyau dont les feux brillent aux jours difficiles. Comme elle avait marché de douleur en douleur ! Monsieur de Mortsauf oubliait de lui donner l’argent nécessaire à la maison ; il se réveillait d’un rêve quand, après avoir vaincu toutes ses timidités de femme, elle lui en demandait ; et jamais il ne lui avait une seule fois évité ces cruels serrements de cœur ! Quelle terreur vint la saisir au moment où la nature maladive de cet homme ruiné s’était dévoilée ! elle avait été brisée par le premier éclat de ses folles colères. Par combien de réflexions dures n’avait-elle point passé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figure qui domine l’existence d’une femme ! De quelles horribles calamités furent suivies ses deux couches ! Quel saisissement à l’aspect de deux enfants mort-nés ? Quel courage pour se dire : « Je leur soufflerai la vie je les enfanterai de nouveau tous les jours ? » Puis quel désespoir de sentir un obstacle dans le cœur et dans la main d’où les femmes tirent leurs secours ! Elle avait vu cet immense malheur déroulant ses savanes épineuses à chaque difficulté vaincue. À la montée de chaque rocher, elle avait aperçu de nouveaux déserts à franchir jusqu’au jour où elle eut bien connu son mari, l’organisation de ses enfants, et le pays où elle devait vivre ; jusqu’au jour où, comme l’enfant arraché par Napoléon aux tendres soins du logis, elle eut habitué ses pieds à marcher dans la boue et dans la neige, accoutumé son front aux boulets, toute sa personne à la passive obéis-