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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

la reconnut jamais. Le dénoûment constant de nos parties fut une pâture nouvelle dont son esprit s’empara.

— Décidément, disait-il, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagnez toujours vers la fin de la partie, parce qu’alors j’ai perdu mes moyens.

La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut de mon manége dès la première fois, et devina d’immenses témoignages d’affection. Ces détails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horribles difficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cette petite chose ! Mais l’amour, comme le Dieu de Bossuet, met au-dessus des plus riches victoires le verre d’eau du pauvre, l’effort du soldat qui périt ignoré. La comtesse me jeta l’un de ces remercîments muets qui brisent un cœur jeune : elle m’accorda le regard qu’elle réservait à ses enfants ! Depuis cette bienheureuse soirée, elle me regarda toujours en me parlant. Je ne saurais expliquer dans quel état je fus en m’en allant. Mon âme avait absorbé mon corps, je ne pesais pas, je ne marchais point, je volais. Je sentais en moi-même ce regard, il m’avait inondé de lumière, comme son adieu, monsieur ! avait fait retentir en mon âme les harmonies que contient l’O filii, filiæ ! de la résurrection pascale. Je naissais à une nouvelle vie. J’étais donc quelque chose pour elle ! Je m’endormis en des langes de pourpre. Des flammes passèrent devant mes yeux fermés en se poursuivant dans les ténèbres comme les jolis vermisseaux de feu qui courent les uns après les autres sur les cendres du papier brûlé. Dans mes rêves, sa voix devint je ne sais quoi de palpable, une atmosphère qui m’enveloppa de lumière et de parfums, une mélodie qui me caressa l’esprit. Le lendemain, son accueil exprima la plénitude des sentiments octroyés, et je fus dès lors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un des plus marquants de ma vie. Après le dîner, nous nous promenâmes sur les hauteurs, nous allâmes dans une lande où rien ne pouvait venir, le sol en était pierreux, desséché, sans terre végétale ; néanmoins il s’y trouvait quelques chênes et des buissons pleins de sinelles ; mais, au lieu d’herbes, s’étendait un tapis de mousses fauves, crépues, allumées par les rayons du soleil couchant, et sur lequel les pieds glissaient. Je tenais Madeleine par la main pour la soutenir, et madame de Mortsauf donnait le bras à Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa la terre avec sa canne, et me dit avec un accent horrible : — Voilà ma vie ! Oh ! mais avant de