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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

mour. Quand je me trouvai dans ma petite chambre, la prescience de la vérité me fit bondir dans mon lit, je ne supportai pas d’être à Frapesle lorsque je pouvais voir les fenêtres de sa chambre ; je m’habillai, descendis à pas de loup, et sortis du château par la porte d’une tour où se trouvait un escalier en colimaçon. Le froid de la nuit me rasséréna. Je passai l’Indre sur le pont du moulin Rouge, et j’arrivai dans la bienheureuse toue en face de Clochegourde où brillait une lumière à la dernière fenêtre du côté d’Azay. Je retrouvai mes anciennes contemplations, mais paisibles, mais entremêlées par les roulades du chantre des nuits amoureuses, et par la note unique du rossignol des eaux. Il s’éveillait en moi des idées qui glissaient comme des fantômes en enlevant les crêpes qui jusqu’alors m’avaient dérobé mon bel avenir. L’âme et les sens étaient également charmés. Avec quelle violence mes désirs montèrent jusqu’à elle ! Combien de fois je me dis comme un insensé son refrain : — L’aurai-je ? Si durant les jours précédents l’univers s’était agrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. À elle, se rattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d’être tout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré. Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmure des eaux passant à travers les vannes des moulins, et entrecoupé par la voix des heures sonnées au clocher de Saché ! Pendant cette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m’éclaira la vie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevalier castillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquelle nous commençons l’amour. À la première lueur dans le ciel, au premier cri d’oiseau, je me sauvai dans le parc de Frapesle ; je ne fus aperçu par aucun homme de la campagne, personne ne soupçonna mon escapade, et je dormis jusqu’au moment où la cloche annonça le déjeuner. Malgré la chaleur, après le déjeuner, je descendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles, la vallée et ses coteaux dont je parus un admirateur passionné ; mais avec cette vélocité de pieds qui défie celle du cheval échappé, je retrouvai mon bateau, mes saules et mon Clochegourde. Tout y était silencieux et frémissant comme est la campagne à midi. Les feuillages immobiles se découpaient nettement sur le fond bleu du ciel ; les insectes qui vivent de lumière, demoiselles vertes, cantharides, volaient à leurs frênes, à leurs roseaux ; les troupeaux ruminaient à l’ombre, les terres rouges de la vigne brûlaient, et les couleuvres glissaient le long des talus.