Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Monsieur le chevalier, dit drôlement Suzanne, il me semble que je n’ai rien à vous raconter, vous n’avez qu’à voir.

Et Suzanne se posa de profil, de manière à faire à ses paroles un commentaire d’avocat. Le chevalier, qui, croyez-le bien, était un fin compère, abaissa, tout en tenant le rasoir oblique à son cou, son œil droit sur la grisette, et feignit de comprendre.

— Bien, bien, mon petit chou, nous allons causer tout à l’heure. Mais tu prends l’avance, il me semble.

— Mais, monsieur le chevalier, dois-je attendre que ma mère me batte, que madame Lardot me chasse ? Si je ne m’en vais pas promptement à Paris, jamais je ne pourrai me marier ici, où les hommes sont si ridicules.

— Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l’épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les mœurs. Hélas, la femme n’existera bientôt plus (il ôta son coton pour s’arranger les oreilles) ; elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment ; elle se tordra les nerfs, et n’aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l’on n’employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre) comme un moyen d’arriver à ses fins ; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d’oranger (il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (il prit ses pinces pour s’épiler) de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps ! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiens ceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs du monde.

— Mais, monsieur le chevalier, dit la grisette, il s’agit des mœurs et de l’honneur de votre petite Suzanne, et j’espère que vous ne l’abandonnerez pas.

— Comment donc ! s’écria le chevalier en achevant sa coiffure, j’aimerais mieux perdre mon nom !

— Ah ! fit Suzanne.

— Écoutez-moi, petite masque, dit le chevalier en s’étalant sur une grande bergère qui se nommait jadis une duchesse et que madame Lardot avait fini par trouver pour lui.

Il attira la magnifique Suzanne en lui prenant les jambes entre ses genoux. La belle fille se laissa faire, elle si hautaine dans la rue, elle qui vingt fois avait refusé la fortune que lui offraient quelques hom-