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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

ristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal et ses procès, sa vie réelle n’étaient donc rien auprès de la vie fantastique et pleine d’émotions que menait le vieillard, de plus en plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à son jardin, les douces habitudes de l’horticulteur clouèrent le bonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût été nommé député sous l’Empire, il eût sans doute brillé dans le Corps Législatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. À l’âge de quarante ans, il fit la folie d’épouser une jeune fille de dix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de son mariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet, alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet du Département une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eut du Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, un second fils nommé Émile. Madame Blondet, qui aurait pu stimuler l’ambition de son mari, qui aurait pu l’emporter sur les fleurs, favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plus quitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tant que vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutte avec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, et prit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautés incessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait, arrosait, marcotait, greffait, mariait et panachait ses fleurs, madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pour briller dans les salons de la Préfecture ; un seul intérêt, l’éducation d’Émile, qui certes appartenait encore à sa passion, pouvait l’arracher aux soins de cette belle affection, que la ville finit par admirer. Cet enfant de l’amour était aussi joli, aussi spirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé par l’amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissait Émile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d’une résignation parfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme en conservant une attitude noble et digne, à la façon des grands seigneurs du dix-huitième siècle ; mais, comme tous les gens de goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre son fils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l’intrus, en l’envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu’une pension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse ne lui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritable père, Émile Blondet eût