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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

elle blessait à elle seule comme dix Sauvages savent blesser quand ils veulent faire souffrir leur ennemi lié à un poteau.

Le comte lui cria dans un accès d’impatience : — Vous êtes folle ! et sortit, Dieu sait en quel état ! Il conduisit son cheval comme s’il n’eût jamais mené. Il accrocha des voitures, il donna contre une borne dans la place Louis XV, il alla sans savoir où. Son cheval ne se sentant pas tenu, s’enfuit par le quai d’Orsay à son écurie. En tournant la rue de l’Université, le cabriolet fut arrêté par Joséphin.

— Monsieur, dit le vieillard d’un air effaré, vous ne pouvez pas rentrer chez vous, la Justice est venue pour vous arrêter…

Victurnien mit le compte de cette arrestation sur le mandat qui ne pouvait pas encore être arrivé chez le Procureur du roi, et non sur ses véritables lettres de change qui se remuaient depuis quelques jours sous forme de jugements en règle et que la main des Gardes du Commerce mettait en scène avec accompagnement d’espions, de recors, de juges de paix, commissaires de police, gendarmes et autres représentants de l’Ordre social. Comme la plupart des criminels, Victurnien ne pensait plus qu’à son crime.

— Je suis perdu, s’écria-t-il.

— Non, monsieur le comte, poussez en avant, allez à l’hôtel du Bon Lafontaine, rue de Grenelle. Vous y trouverez mademoiselle Armande qui est arrivée, les chevaux sont mis à sa voiture, elle vous attend et vous emmènera.

Dans son trouble, Victurnien saisit cette branche offerte à portée de sa main, au sein de ce naufrage, il courut à cet hôtel, y trouva, y embrassa sa tante qui pleurait comme une Madeleine : on eût dit la complice des fautes de son neveu. Tous deux montèrent en voiture, et quelques instants après ils se trouvèrent hors Paris, sur la route de Brest. Victurnien anéanti demeurait dans un profond silence. Quand la tante et le neveu se parlèrent, ils furent l’un et l’autre victimes du fatal quiproquo qui avait jeté sans réflexion Victurnien dans les bras de mademoiselle Armande : le neveu pensait à son faux, la tante pensait aux dettes et aux lettres de change.

— Vous savez tout, ma tante, lui dit-il.

— Oui, mon pauvre enfant, mais nous sommes là. Dans ce moment-ci, je ne te gronderai pas, reprends courage.

— Il faudra me cacher.

— Peut-être. Oui, cette idée est excellente.