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LES RIVALITÉS: LE CABINET DES ANTIQUES.

Il se disait qu’après Chesnel était venu du Croisier, qu’après du Croisier jaillirait une autre mine d’or. D’ailleurs il gagnait de fortes sommes au jeu. Le jeu l’avait sauvé déjà de plusieurs mauvais pas. Souvent, dans un fol espoir, il allait perdre au salon des Étrangers le gain qu’il faisait au Cercle ou dans le monde au whist. Sa vie, depuis deux mois, ressemblait à l’immortel finale du Don Juan de Mozart ! Cette musique doit faire frissonner certains jeunes gens parvenus à la situation où se débattait Victurnien. Si quelque chose peut prouver l’immense pouvoir de la Musique, n’est-ce pas cette sublime traduction du désordre, des embarras qui naissent dans une vie exclusivement voluptueuse, cette peinture effrayante du parti pris de s’étourdir sur les dettes, sur les duels, sur les tromperies, sur les mauvaises chances ? Mozart est, dans ce morceau, le rival heureux de Molière. Ce terrible finale ardent, vigoureux, désespéré, joyeux, plein de fantômes horribles et de femmes lutines, marqué par une dernière tentative qu’allument les vins du souper et par une défense enragée ; tout cet infernal poème, Victurnien le jouait à lui seul ! Il se voyait seul, abandonné, sans amis, devant une pierre où était écrit, comme au bout d’un livre enchanteur, le mot FIN. Oui ! tout allait finir pour lui. Il voyait par avance le regard froid et railleur, le sourire par lequel ses compagnons accueilleraient le récit de son désastre. Il savait que parmi eux, qui hasardaient des sommes importantes sur les tapis verts que Paris dresse à la Bourse, dans les salons, dans les cercles, partout, nul n’en distrairait un billet de banque pour sauver un ami. Chesnel devait être ruiné. Victurnien avait dévoré Chesnel. Toutes les furies étaient dans son cœur et se le partageaient quand il souriait à la duchesse, aux Italiens, dans cette loge où leur bonheur faisait envie à toute la salle. Enfin, pour expliquer jusqu’où il roulait dans l’abîme du doute, du désespoir et de l’incrédulité, lui qui aimait la vie jusqu’à devenir lâche pour la conserver, cet ange la lui faisait si belle ! eh ! bien, il regardait ses pistolets, il allait jusqu’à concevoir le suicide, lui, ce voluptueux mauvais sujet, indigne de son nom. Lui, qui n’aurait pas souffert l’apparence d’une injure, il s’adressait ces horribles remontrances que l’on ne peut entendre que de soi-même. Il laissa la lettre de du Croisier ouverte sur son lit : il était neuf heures quand Joséphin la lui remit, et il avait dormi au retour de l’Opéra, quoique ses meubles fussent saisis. Mais il avait passé par le voluptueux réduit où la duchesse