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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

seurs. Comme l’époque de ce mariage lui défendait de dérober à la connaissance des temps la moindre petite année, et qu’elle atteignait à l’âge de vingt-six ans, elle avait inventé de se faire immaculée. Elle paraissait à peine tenir à la terre, elle agitait ses grandes manches, comme si c’eût été des ailes. Son regard prenait la fuite au ciel à propos d’un mot, d’une idée, d’un regard un peu trop vifs. La madone de Piola, ce grand peintre génois, assassiné par jalousie au moment où il était en train de donner une seconde édition de Raphaël, cette madone la plus chaste de toutes et qui se voit à peine sous sa vitre dans une petite rue de Gênes, cette céleste madone était une Messaline, comparée à la duchesse de Maufrigneuse. Les femmes se demandaient comment la jeune étourdie était devenue, en une seule toilette, la séraphique beauté voilée qui semblait, suivant une expression à la mode, avoir une âme blanche comme la dernière tombée de neige sur la plus haute des Alpes, comment elle avait si promptement résolu le problème jésuitique de si bien montrer une gorge plus blanche que son âme en la cachant sous la gaze ; comment elle pouvait être si immatérielle en coulant son regard d’une façon si assassine. Elle avait l’air de promettre mille voluptés par ce coup d’œil presque lascif quand, par un soupir ascétique plein d’espérance pour une meilleure vie, sa bouche paraissait dire qu’elle n’en réaliserait aucune. Des jeunes gens naïfs, il y en avait quelques-uns à cette époque dans la Garde Royale, se demandaient si, même dans les dernières intimités, on tuteyait cette espèce de Dame Blanche, vapeur sidérale tombée de la Voie Lactée. Ce système, qui triompha pendant quelques années fut très-profitable aux femmes qui avaient leur élégante poitrine doublée d’une philosophie forte, et qui couvraient de grandes exigences sous ces petites manières de sacristie. Pas une de ces créatures célestes n’ignorait ce que pouvait leur rapporter en bon amour l’envie qui prenait à tout homme bien né de les rappeler sur la terre. Cette mode leur permettait de rester dans leur empyrée semi-catholique et semi-ossianique ; elles pouvaient et voulaient ignorer tous les détails vulgaires de la vie, ce qui accommodait bien des questions. L’application de ce système deviné par de Marsay explique son dernier mot à Rastignac, qu’il vit presque jaloux de Victurnien.

— Mon petit, lui dit-il, reste où tu es : notre Nucingen te fera ta fortune, tandis que la duchesse te ruinerait : c’est une femme trop chère.