Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II. LIVRE. SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Chacun de ces chevaliers, si les renseignements sont exacts, fut, comme celui d’Alençon, un vieux gentilhomme, long, sec et sans fortune. Celui de Bourges avait émigré, celui de Touraine s’était caché, celui d’Alençon avait guerroyé dans la Vendée et quelque peu chouanné. La majeure partie de la jeunesse de ce dernier s’était passée à Paris, où la Révolution le surprit à trente ans au milieu de ses conquêtes. Accepté par la haute aristocratie de la province pour un vrai Valois, le chevalier de Valois d’Alençon avait, comme ses homonymes, d’excellentes manières et paraissait homme de haute compagnie. Quant à ses mœurs publiques, il avait l’habitude de ne jamais dîner chez lui ; il jouait tous les soirs, et s’était fait prendre pour un homme très-spirituel. Son principal défaut consistait à raconter une foule d’anecdotes sur le règne de Louis XV et sur les commencements de la Révolution ; et les personnes qui les entendaient la première fois les trouvaient assez bien narrées. S’il avait la vertu de ne pas répéter ses bons mots personnels et de ne jamais parler de ses amours, ses grâces et ses sourires commettaient de délicieuses indiscrétions. Ce bonhomme usait du privilége qu’ont les vieux gentilshommes voltairiens de ne point aller à la messe ; mais chacun avait une excessive indulgence pour son irréligion, en faveur de son dévouement à la cause royale. Son principal vice était de prendre du tabac dans une vieille boîte d’or ornée du portrait d’une princesse Goritza, charmante Hongroise, célèbre par sa beauté sous la fin du règne de Louis XV, à laquelle le jeune chevalier avait été long-temps attaché, dont il ne parlait jamais sans émotion, et pour laquelle il s’était battu. Ce chevalier, alors âgé d’environ cinquante-huit ans, n’en avouait que cinquante, et pouvait se permettre cette innocente tromperie ; car, parmi les avantages dévolus aux gens secs et blonds, il conservait cette taille encore juvénile qui sauve aux hommes aussi bien qu’aux femmes les apparences de la vieillesse. Oui, sachez-le, toute la vie, ou toute l’élégance qui est l’expression de la vie, réside dans la taille. Mais comme il s’agit des vertus du chevalier, il faut dire qu’il était doué d’un nez prodigieux. Ce nez partageait vigoureusement sa figure pâle en deux sections qui semblaient ne pas se connaître, et dont une seule rougissait pendant le travail de la digestion. Ce fait est digne de remarque par un temps où la physiologie s’occupe tant du cœur humain. Cette incandescence se plaçait à gauche. Quoique les jambes hautes et fines, le corps grêle et