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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Peste ! fit du Bousquier, rien que les liqueurs de madame Amphoux qui ne servent qu’aux quatre fêtes carillonnées !

— C’est décidément un mariage arrangé depuis un an par correspondance, dit monsieur le Président du Ronceret. Le directeur des postes reçoit ici, depuis un an, des lettres timbrées d’Odessa.

Madame Granson frissonna. Monsieur le chevalier de Valois, quoiqu’il eût dîné comme quatre, pâle jusque dans la section senestre de sa figure, sentit qu’il allait livrer son secret et dit : — Ne trouvez-vous pas qu’il fait froid aujourd’hui, je suis gelé ?

— C’est le voisinage de la Russie, fit du Bousquier.

Le chevalier le regarda d’un air qui voulait dire : — Bien joué.

Mademoiselle Cormon apparut si radieuse, si triomphante, qu’on la trouva belle. Cet éclat extraordinaire n’était pas dû seulement au sentiment ; toute la masse de son sang tempêtait en elle-même depuis le matin, et ses nerfs étaient agités par le pressentiment d’une grande crise : il fallait toutes ces circonstances pour lui avoir permis de se ressembler si peu à elle-même. Avec quel bonheur elle fit les solennelles présentations du vicomte au chevalier, du chevalier au vicomte, de tout Alençon à monsieur de Troisville, de monsieur de Troisville à ceux d’Alençon ! Par un hasard assez explicable, le vicomte et le chevalier, ces deux natures aristocratiques, se mirent à l’instant même à l’unisson ; elles se reconnurent ; tous deux se regardèrent comme deux hommes de la même sphère. Ils se mirent à causer, debout devant la cheminée ; le cercle s’était formé devant eux, et leur conversation, quoique faite sotto voce, fut écoutée dans un religieux silence. Pour bien saisir l’effet de cette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée à cuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à la cheminée.

M. DE VALOIS.

Monsieur le vicomte vient, dit-on, s’établir ici ?

M. DE TROISVILLE.

Oui, monsieur, je viens y chercher une maison… (mademoiselle Cormon se retourne, la tasse à la main). Et il me la faut grande, pour loger… (mademoiselle Cormon tend la tasse) ma famille. (Les yeux de la vieille fille se troublent.)

M. DE VALOIS.

Vous êtes marié ?

M. DE TROISVILLE.

Depuis seize ans, avec la fille de la princesse Scherbelloff.