Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lyse au moment où son cœur lui faisait encore regarder avec amour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne se trouvait pas encore de force à produire un système unitaire, compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelques contradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace de ses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage, n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, il aurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduit et enchaîné les développements ?

Six mois après la confiscation du traité sur la Volonté, je quittai le collége. Notre séparation fut brusque. Ma mère, alarmée d’une fièvre qui depuis quelque temps ne me quittait pas, et à laquelle mon inaction corporelle donnait les symptômes du coma, m’enleva du collége en quatre ou cinq heures. À l’annonce de mon départ, Lambert devint d’une tristesse effrayante. Nous nous cachâmes pour pleurer.

— Te reverrai-je jamais ? me dit-il de sa voix douce en me serrant dans ses bras. — Tu vivras, toi, reprit-il ; mais moi, je mourrai. Si je le peux, je t’apparaîtrai.

Il faut être jeune pour prononcer de telles paroles avec un accent de conviction qui les fait accepter comme un présage, comme une promesse dont l’effroyable accomplissement sera redouté. Pendant long-temps, j’ai pensé vaguement à cette apparition promise. Il est encore certains jours de spleen, de doute, de terreur, de solitude, où je suis obligé de chasser les souvenirs de cet adieu mélancolique, qui cependant ne devait pas être le dernier. Lorsque je traversai la cour par laquelle nous sortions, Lambert était collé à l’une des fenêtres grillées du réfectoire pour me voir passer. Sur mon désir, ma mère obtint la permission de le faire dîner avec nous à l’auberge. À mon tour, le soir, je le ramenai au seuil fatal du collége. Jamais amant et maîtresse ne versèrent en se séparant plus de larmes que nous n’en répandîmes.

— Adieu donc ! je vais être seul dans ce désert, me dit-il en me montrant les cours où deux cents enfants jouaient et criaient. Quand je reviendrai fatigué, demi-mort de mes longues courses à travers les champs de la pensée, dans quel cœur me reposerai-je ? Un regard me suffisait pour te dire tout. Qui donc maintenant me comprendra ? Adieu ! je voudrais ne t’avoir jamais rencontré, je ne saurais pas tout ce qui va me manquer.