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Sigier à qui les détours du rivage étaient familiers, guidait avec un soin particulier le vieillard vers les planches étroites jetées comme des ponts sur la boue ; l’assemblée les épiait avec curiosité, et quelques écoliers enviaient le privilége du jeune enfant qui suivait ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur.

Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était comme le dernier vers de l’hymne quotidien. Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut sublime. Après avoir contemplé ce spectacle, l’étranger eut ses paupières humectées par la plus faible de toutes les larmes humaines. Godefroid pleurait aussi, sa main palpitante rencontra celle du vieillard qui se retourna, lui laissa voir son émotion ; mais, sans doute pour sauver sa dignité d’homme qu’il crut compromise, il lui dit d’une voix profonde : — Je pleure mon pays, je suis banni ! Jeune homme, à cette heure même j’ai quitté ma patrie. Mais là-bas, à cette heure, les lucioles sortent de leurs frêles demeures, et se suspendent comme autant de diamants aux rameaux des glaïeuls. À cette heure, la brise douce comme la plus douce poésie, s’élève d’une vallée trempée de lumière, en exhalant de suaves parfums. À l’horizon, je voyais une ville d’or, semblable à la Jérusalem céleste, une ville dont le nom ne doit pas sortir de ma bouche. Là, serpente aussi une rivière. Cette ville et ses monuments, cette rivière dont les ravissantes perspectives, dont les nappes d’eau bleuâtre se confondaient, se mariaient, se dénouaient, lutte harmonieuse qui réjouissait ma vue et m’inspirait l’amour, où sont-ils ? À cette heure, les ondes prenaient sous le ciel du couchant des teintes fantastiques, et figuraient de capricieux tableaux. Les étoiles distillaient une lumière caressante, la lune tendait partout ses piéges gracieux, elle donnait une autre vie aux arbres, aux couleurs, aux formes, et diversifiait les eaux brillantes, les collines muettes, les édifices éloquents. La ville parlait, scintillait ; elle me rappelait, elle ! Des co-