Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/73

Cette page n’a pas encore été corrigée

avec moi. Quand on prend à un pauvre Napolitain sa femme et sa maîtresse, on ne peut lui rien refuser.

Cette bouffonnerie napolitaine, dite avec le bon ton aristocratique, arracha un sourire à Emilio, qui se laissa prendre par le bras et emmener. Le duc avait commencé par expédier chez lui l’un des garçons du café. Comme le palais Memmi était dans le canal Grande, du côté de Santa-Maria della Salute, il fallait y aller en faisant le tour à pied par le Rialto, ou s’y rendre en gondole ; mais les convives ne voulurent pas se séparer, et chacun préféra marcher à travers Venise. Le duc fut obligé par ses infirmités de se jeter dans sa gondole.

Vers deux heures du matin, qui eût passé devant le palais Memmi l’aurait vu vomissant la lumière sur les eaux du grand canal par toutes ses croisées, aurait entendu la délicieuse ouverture de la Semiramide, exécutée au bas de ses degrés par l’orchestre de la Fenice, qui donnait une serénade à la Tinti. Les convives étaient à table dans la galerie du second étage. Du haut du balcon, la Tinti chantait en remerciement le buona sera d’Almaviva, pendant que l’intendant du duc distribuait aux pauvres artistes les libéralités de son maître, en les conviant à un dîner pour le lendemain ; politesses auxquelles sont obligés les grands seigneurs qui protègent des cantatrices, et les dames qui protègent des chanteurs. Dans ce cas, il faut nécessairement épouser tout le théâtre. Cataneo faisait richement les choses, il était le croupier de l’entrepreneur, et cette saison lui coûta deux mille écus. Il avait fait venir le mobilier du palais, un cuisinier français, des vins de tous les pays. Aussi croyez que le souper fut royalement servi. Placé à côté de la Tinti, le prince sentit vivement, pendant tout le souper, ce que les poètes appellent dans toutes les langues les flèches de l’amour. L’image de la sublime Massimilla s’obscurcissait comme l’idée de Dieu se couvre parfois des nuages du doute dans l’esprit des savants solitaires. La Tinti se trouvait la plus heureuse femme de la terre en se voyant aimée par Emilio ; sûre de le posséder, elle était animée d’une joie qui se reflétait sur son visage, sa beauté resplendissait d’un éclat si vif, que chacun en vidant son verre ne pouvait s’empêcher de s’incliner vers elle par un salut d’admiration.

— La duchesse ne vaut pas la Tinti, disait le médecin en oubliant sa théorie sous le feu des yeux de la Sicilienne.

Le ténor mangeait et buvait mollement, il semblait vouloir s’identifier