Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/71

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’amour-propre blessé. Le chanteur ne sentait rien, il ne pensait pas plus aux pieux sentiments, aux divines images qu’il soulevait dans les cœurs, que le violon ne sait ce que Paganini lui fait dire. Tous avaient voulu voir Venise soulevant son linceul et chantant elle-même, et il ne s’agissait que du fiasco d’un ténor.

— Devinez-vous le sens d’un pareil phénomène ? demanda le médecin à Capraja en désirant faire causer l’homme que la duchesse lui avait signalé comme un profond penseur.

— Lequel ?… dit Capraja.

— Genovese, excellent quand la Tinti n’est pas là, devient auprès d’elle un âne qui brait, dit le Français.

— Il obéit à une loi secrète dont la démonstration mathématique sera peut-être donnée par un de vos chimistes, et que le siècle suivant trouvera dans une formule pleine d’X, d’A et de B entremêlés de petites fantaisies algébriques, de barres, de signes et de lignes qui me donnent la colique, en ce que les plus belles inventions de la Mathématique n’ajoutent pas grand’chose à la somme de nos jouissances. Quand un artiste a le malheur d’être plein de la passion qu’il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d’en être l’image. L’art procède du cerveau et non du cœur. Quand votre sujet vous domine, vous en êtes l’esclave et non le maître. Vous êtes comme un roi assiégé par son peuple. Sentir trop vivement au moment où il s’agit d’exécuter, c’est l’insurrection des sens contre la faculté !

— Ne devrions-nous pas nous convaincre de ceci par un nouvel essai, demanda le médecin.

— Cataneo, tu peux mettre encore en présence ton ténor et la prima donna, dit Capreja à son ami Cataneo.

— Messieurs, répondit le duc, venez souper chez moi. Nous devons réconcilier le ténor avec la Clarina, sans quoi la saison serait perdue pour Venise.

L’offre fut acceptée.

— Gondoliers ! cria Cataneo.

— Un instant, dit Vendramin au duc, Memmi m’attend à Florian, je ne veux pas le laisser seul, grisons-le ce soir, ou il se tuera demain…

— Corpo santo, s’écria le duc, je veux conserver ce brave garçon pour le bonheur et l’avenir de ma famille, je vais l’inviter.

Tous revinrent au café Florian, où la foule était animée par d’orageuses