Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/70

Cette page n’a pas encore été corrigée

En ce moment, le médecin français, Vendramin, Capraja, Cataneo et Genovese avaient marché jusqu’à la Piazzeta. Il était minuit. Le golfe brillant que dessinent les églises de Saint-Georges et de Saint-Paul au bout de la Giudecca, et le commencement du canal Grande, si glorieusement ouvert par la dogana, et par l’église dédiée à la Maria della Salute, ce magnifique golfe était paisible. La lune éclairait les vaisseaux devant la rive des Esclavons. L’eau de Venise, qui ne subit aucune des agitations de la mer, semblait vivante, tant ses millions de paillettes frissonnaient. Jamais chanteur ne se trouva sur un plus magnifique théâtre. Genovese prit le ciel et la mer à témoin par un mouvement d’emphase ; puis, sans autre accompagnement que le murmure de la mer, il chanta l’air d’ombra adorata, le chef-d’œuvre de Crescentini. Ce chant, qui s’éleva entre les fameuses statues de saint Théodore et saint Georges, au sein de Venise déserte, éclairée par la lune, les paroles si bien en harmonie avec ce théâtre, et la mélancolique expression de Genovese, tout subjugua les Italiens et le Français. Aux premiers mots, Vendramin eut le visage couvert de grosses larmes. Capraja fut immobile comme une des statues du palais ducal. Cataneo parut ressentir une émotion. Le Français, surpris, réfléchissait comme un savant saisi par un phénomène qui casse un de ses axiomes fondamentaux. Ces quatre esprits si différents, dont les espérances étaient si pauvres, qui ne croyaient à rien ni pour eux ni après eux, qui se faisaient à eux-mêmes la concession d’être une forme passagère et capricieuse, comme une herbe ou quelque coléoptère, entrevirent le ciel. Jamais la musique ne mérita mieux son épithète de divine. Les sons consolateurs partis de ce gosier environnaient les âmes de nuées douces et caressantes. Ces nuées, à demi visibles, comme les cimes de marbre qu’argentait alors la lune autour des auditeurs, semblaient servir de siéges à des anges dont les ailes exprimaient l’adoration, l’amour, par des agitations religieuses. Cette simple et naïve mélodie, en pénétrant les sens intérieurs, y apportait la lumière. Comme la passion était sainte ! Mais quel affreux réveil la vanité du ténor préparait à ces nobles émotions.

— Suis-je un mauvais chanteur ? dit Genovese après avoir terminé l’air.

Tous regrettèrent que l’instrument ne fût pas une chose céleste. Cette musique angélique était donc due à un sentiment