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Alors ils m’ont dit : « — Nous devons trouver un coupable entre vous, votre camarade, l’aubergiste et sa femme ? Ce matin, toutes les fenêtres et les portes se sont trouvées fermées ! » — À cette observation, reprit-il, je suis resté sans voix, sans force, sans âme. Plus sûr de mon ami que de moi-même, je ne pouvais l’accuser. J’ai compris que nous étions regardés tous deux comme également complices de l’assassinat, et que je passais pour le plus maladroit ! J’ai voulu expliquer le crime par le somnambulisme, et justifier mon ami ; alors j’ai divagué. Je suis perdu. J’ai lu ma condamnation dans les yeux de mes juges. Ils ont laissé échapper des sourires d’incrédulité. Tout est dit. Plus d’incertitude. Demain je serai fusillé — Je ne pense plus à moi, reprit-il, mais à ma pauvre mère ! Il s’arrêta, regarda le ciel, et ne versa pas de larmes. Ses yeux étaient secs et fortement convulsés. — Frédéric ! — Ah ! l’autre se nommait Frédéric, Frédéric ! Oui, c’est bien là le nom ! s’écria monsieur Hermann d’un air de triomphe.

Ma voisine me poussa le pied, et me fit un signe en me montrant monsieur Taillefer. L’ancien fournisseur avait négligemment laissé tomber sa main sur ses yeux ; mais, entre les intervalles de ses doigts, nous crûmes voir une flamme sombre dans son regard.

— Hein ? me dit-elle à l’oreille. S’il se nommait Frédéric.

Je répondis en la guignant de l’œil comme pour lui dire : « Silence ! »

Hermann reprit ainsi : — Frédéric, s’écria le sous-aide, Frédéric m’a lâchement abandonné. Il aura eu peur. Peut-être se sera-t-il caché dans l’auberge, car nos deux chevaux étaient encore le matin dans la cour. — Quel incompréhensible mystère, ajouta-t-il après un moment de silence. Le somnambulisme, le somnambulisme ! Je n’en ai eu qu’un seul accès dans ma vie, et encore à l’âge de six ans. — M’en irai-je d’ici, reprit-il, frappant du pied sur la terre, en emportant tout ce qu’il y a d’amitié dans le monde ? Mourrai-je donc deux fois en doutant d’une fraternité commencée à l’âge de cinq ans, et continuée au collége, aux écoles ! Où est Frédéric ? Il pleura. Nous tenons donc plus à un sentiment qu’à la vie. — Rentrons, me dit-il, je préfère être dans mon cachot. Je ne voudrais pas qu’on me vît pleurant. J’irai courageusement à la mort, mais je ne sais pas faire de l’héroïsme à contretemps, et j’avoue que je regrette ma jeune et belle vie. Pendant cette nuit je n’ai pas dormi ; je me suis rappelé les scènes de mon