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son fils en tout et partout. Elle rentra bientôt, en affectant un air gai, et se mit à jouer au loto avec des petites filles ; mais, de temps en temps, elle se plaignit de souffrir, et revint occuper son fauteuil auprès de la cheminée.

Telle était la situation des choses et des esprits dans la maison de madame de Dey, pendant que, sur le chemin de Paris à Cherbourg, un jeune homme vêtu d’une carmagnole brune, costume de rigueur à cette époque, se dirigeait vers Carentan. À l’origine des réquisitions, il y avait peu ou point de discipline. Les exigences du moment ne permettaient guère à la République d’équiper sur-le-champ ses soldats, et il n’était pas rare de voir les chemins couverts de réquisitionnaires qui conservaient leurs habits bourgeois. Ces jeunes gens devançaient leurs bataillons aux lieux d’étape, ou restaient en arrière, car leur marche était soumise à leur manière de supporter les fatigues d’une longue route. Le voyageur dont il est ici question se trouvait assez en avant de la colonne de réquisitionnaires qui se rendait à Cherbourg, et que le maire de Carentan attendait d’heure en heure, afin de leur distribuer des billets de logement. Ce jeune homme marchait d’un pas alourdi, mais ferme encore, et son allure semblait annoncer qu’il s’était familiarisé depuis longtemps avec les rudesses de la vie militaire. Quoique la lune éclairât les herbages qui avoisinent Carentan, il avait remarqué de gros nuages blancs prêts à jeter de la neige sur la campagne ; et la crainte d’être surpris par un ouragan animait sans doute sa démarche, alors plus vive que ne le comportait sa lassitude. Il avait sur le dos un sac presque vide, et tenait à la main une canne de buis, coupée dans les hautes et larges haies que cet arbuste forme autour de la plupart des herbages en Basse-Normandie. Ce voyageur solitaire entra dans Carentan, dont les tours, bordées de lueurs fantastiques par la lune, lui apparaissaient depuis un moment. Son pas réveilla les échos des rues silencieuses, où il ne rencontra personne ; il fut obligé de demander la maison du maire à un tisserand qui travaillait encore. Ce magistrat demeurait à une faible distance, et le réquisitionnaire se vit bientôt à l’abri sous le porche de la maison du maire, et s’y assit sur un banc de pierre, en attendant le billet de logement qu’il avait réclamé. Mais mandé par ce fonctionnaire, il comparut devant lui, et devint l’objet d’un scrupuleux examen. Le fantassin était un jeune homme de bonne mine qui paraissait ap-