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mais ni elle, ni personne, nul savant, physicien, chimiste ou autre, ait pu découvrir par quel procédé s’évaporait son or, elle retombait sur le pavé, pauvre, dénuée de tout, ne conservant que sa toute-puissante beauté, vivant d’ailleurs sans aucun souci du passé, du présent ni de l’avenir. Jetée, maintenue en sa misère par quelque pauvre officier joueur de qui elle adorait la moustache, elle s’attachait à lui comme un chien à son maître, partageant avec lui seulement les maux de cette vie militaire qu’elle consolait ; du reste, faite à tout, dormant aussi gaie sous le toit d’un grenier que sous la soie des plus opulentes courtines. Italienne, Espagnole tout ensemble, elle observait très-exactement les pratiques religieuses, et plus d’une fois elle avait dit à l’amour : — Tu reviendras demain, aujourd’hui je suis à Dieu. Mais cette fange pétrie d’or et de parfums, cette insouciance de tout, ces passions furieuses, cette religieuse croyance jetée à ce cœur comme un diamant dans la boue, cette vie commencée et finie à l’hôpital, ces chances du joueur transportées à l’âme, à l’existence entière ; enfin cette haute alchimie où le vice attisait le feu du creuset dans lequel se fondaient les plus belles fortunes, se fluidifiaient et disparaissaient les écus des aïeux et l’honneur des grands noms ; tout cela procédait d’un génie particulier, fidèlement transmis de mère en fille depuis le Moyen-Âge. Cette femme avait nom la Marana. Dans sa famille, purement féminine, et depuis le treizième siècle, l’idée, la personne, le nom, le pouvoir d’un père avaient été complétement inconnus. Le mot de Marana était, pour elle, ce que la dignité de Stuart fut pour la célèbre race royale écossaise, un nom d’honneur substitué au nom patronymique, par l’hérédité constante de la même charge inféodée à la famille.

Jadis en France, en Espagne et en Italie, quand ces trois pays eurent, du quatorzième au quinzième siècle, des intérêts communs qui les unirent ou les désunirent par une guerre continuelle, le mot de Marana servit à exprimer, dans sa plus large acception, une fille de joie. À cette époque, ces sortes de femmes avaient dans le monde un certain rang, duquel rien aujourd’hui ne peut donner l’idée. Ninon de Lenclos et Marion Delorme ont seules, en France, joué le rôle des Impéria, des Catalina, des Marana, qui, dans les siècles précédents, réunissaient chez elles la soutane, la robe et l’épée. Une Impéria bâtit à Rome je ne sais quelle église, dans un accès de repentir, comme Rhodope construisit jadis une pyramide en