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se superpose au gouffre, glisse si doucement, que vous ne voyez aucun trouble à la surface où la voiture se mire en passant. Voici que les chevaux reçoivent deux coups de fouet ! on tourne un rocher, on enfile un pont : tout à coup rugit un horrible concert de cascades se ruant les unes sur les autres ; le torrent, échappé par une bonde furieuse, se brise en vingt chutes, se casse sur mille gros cailloux ; il étincelle en cent gerbes contre un rocher tombé du haut de la chaîne qui domine la vallée, et tombé précisément au milieu de cette rue que s’est impérieusement frayée l’hydrogène nitré, la plus respectable de toutes les forces vives.

Si vous avez bien saisi ce paysage, vous aurez dans cette eau endormie une image de l’amour d’Emilio pour la duchesse, et dans les cascades bondissant comme un troupeau de moutons, une image de sa nuit amoureuse avec la Tinti. Au milieu de ces torrents d’amour, il s’élevait un rocher contre lequel se brisait l’onde. Le prince était comme Sisyphe, toujours sous le rocher.

— Que fait donc le duc Cataneo avec son violon ? se disait-il, est-ce à lui que je dois cette symphonie ?

Il s’en ouvrit à Clara Tinti.

— Cher enfant… (elle avait reconnu que le prince était un enfant) cher enfant, lui dit-elle, cet homme qui a cent dix-huit ans à la paroisse du Vice et quarante-sept ans sur les registres de l’Église, n’a plus au monde qu’une seule et dernière jouissance par laquelle il sente la vie. Oui, toutes les cordes sont brisées, tout est ruine ou haillon chez lui. L’âme, l’intelligence, le cœur, les nerfs, tout ce qui produit chez l’homme un élan et le rattache au ciel par le désir ou par le feu du plaisir, tient non pas tant à la musique qu’à un effet pris dans les innombrables effets de la musique, à un accord parfait entre deux voix, ou entre une voix et la chanterelle de son violon. Le vieux singe s’assied sur moi, prend son violon, il joue assez bien, il en tire des sons, je tâche de les imiter, et quand arrive le moment longtemps cherché où il est impossible de distinguer dans la masse du chant quel est le son du violon, quelle est la note sortie de mon gosier, ce vieillard tombe alors en extase, ses yeux morts jettent leurs derniers feux, il est heureux, il se roule à terre comme un homme ivre. Voilà pourquoi il a payé Genovese si cher. Genovese est le seul ténor qui puisse parfois s’accorder avec le timbre de ma voix. Ou nous approchons réellement l’un de l’autre une ou deux fois par soirée, ou le duc se