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sang par l’ordonnance de quelque Hippocrate, était poussé au noir. Le front pointu, mal caché par des cheveux plats, rares, et qui tombaient comme des filaments de verre soufflé, couronnait par des rugosités rougeâtres une face grimaude. Enfin, quoique maigre et de taille ordinaire, ce monsieur avait les bras longs et les épaules larges ; malgré ces horreurs, et quoique vous lui eussiez donné soixante-dix ans, il ne manquait pas d’une certaine majesté cyclopéenne ; il possédait des manières aristocratiques et dans le regard la sécurité du riche. Pour quiconque aurait eu le cœur assez ferme pour l’observer, son histoire était écrite par les passions dans ce noble argile devenu boueux. Vous eussiez deviné le grand seigneur, qui, riche dès sa jeunesse, avait vendu son corps à la Débauche pour en obtenir des plaisirs excessifs. La Débauche avait détruit la créature humaine et s’en était fait une autre à son usage. Des milliers de bouteilles avaient passé sous les arches empourprées de ce nez grotesque, en laissant leur lie sur les lèvres. De longues et fatigantes digestions avaient emporté les dents. Les yeux avaient pâli à la lumière des tables de jeu. Le sang s’était chargé de principes impurs qui avaient altéré le système nerveux. Le jeu des forces digestives avait absorbé l’intelligence. Enfin, l’amour avait dissipé la brillante chevelure du jeune homme. En héritier avide, chaque vice avait marqué sa part du cadavre encore vivant. Quand on observe la nature, on y découvre les plaisanteries d’une ironie supérieure : elle a, par exemple, placé les crapauds près des fleurs, comme était ce duc près de cette rose d’amour.

— Jouerez-vous du violon ce soir, mon cher duc ? dit la femme en détachant l’embrasse et laissant retomber une magnifique portière sur la porte.

— Jouer du violon, reprit le prince Emilio, que veut-elle dire ? Qu’a-t-on fait de mon palais ? Suis-je éveillé ? Me voilà dans le lit de cette femme qui se croit chez elle, elle ôte sa mantille ! Ai-je donc, comme Vendramin, fumé l’opium, et suis-je au milieu d’un de ces rêves où il voit Venise comme elle était il y a trois cents ans ?

Assise devant sa toilette illuminée par des bougies, l’inconnue défaisait ses atours de l’air le plus tranquille du monde.

— Sonnez Julia, je suis impatiente de me déshabiller.

En ce moment, le duc aperçut le souper entamé, regarda dans la chambre, et vit le pantalon du prince étalé sur un fauteuil près du lit.