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des inspirés ; enfin il paraissait enivré de la poésie qui lui remplissait la tête et qu’il s’était vainement efforcé de traduire. Les étranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient évidemment résonné dans son oreille comme de célestes harmonies. Certes, au regard inspiré de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde, à la rose lueur qui colorait ses joues, et surtout à cette sérénité divine que l’extase répandait sur ses traits si nobles et si fiers, un sourd aurait cru assister à une improvisation due à quelque grand artiste. Cette illusion eût été d’autant plus naturelle que l’exécution de cette musique insensée exigeait une habileté merveilleuse pour se rompre à un pareil doigté. Gambara avait dû travailler pendant plusieurs années. Ses mains n’étaient pas d’ailleurs seules occupées, la complication des pédales imposait à tout son corps une perpétuelle agitation ; aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendant qu’il travaillait à enfler un crescendo de tous les faibles moyens que l’ingrat instrument mettait à son service : il avait trépigné, soufflé, hurlé ; ses doigts avaient égalé en prestesse la double langue d’un serpent ; enfin, au dernier hurlement du piano, il s’était jeté en arrière et avait laissé tomber sa tête sur le dos de son fauteuil.

— Par Bacchus ! je suis tout étourdi, s’écria le comte en sortant, un enfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique.

— Assurément, le hasard n’éviterait pas l’accord de deux notes avec autant d’adresse que ce diable d’homme l’a fait pendant une heure, dit Giardini.

— Comment l’admirable régularité des traits de Marianna ne s’altère-t-elle point à l’audition continuelle de ces effroyables discordances ? se demanda le comte. Marianna est menacée d’enlaidir.

— Seigneur, il faut l’arracher à ce danger, s’écria Giardini.

— Oui, dit Andrea, j’y ai songé. Mais, pour reconnaître si mes projets ne reposent point sur une fausse base, j’ai besoin d’appuyer mes soupçons sur une expérience. Je reviendrai pour examiner les instruments qu’il a inventés. Ainsi demain, après le dîner, nous ferons une médianoche, et j’enverrai moi-même le vin et les friandises nécessaires.

Le cuisinier s’inclina. La journée suivante fut employée par le comte à faire arranger l’appartement qu’il destinait au pauvre ménage de l’artiste. Le soir, Andrea vint et trouva, selon ses instruc-