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tristesse, enfin il épandait la rosée de ses larmes au cœur de son amie, par un regard que n’altérait aucune arrière-pensée. Ce bon jeune homme vivait si bien dans le présent, il s’attachait tant à un bonheur qu’il croyait fugitif, que Marguerite se reprochait parfois de ne pas lui tendre généreusement la main en lui disant : « Soyons amis ! » Pierquin continua ses obsessions avec cet entêtement qui est la patience irréfléchie des sots. Il jugeait Marguerite selon les règles ordinaires employées par la multitude pour apprécier les femmes. Il croyait que les mots mariage, liberté, fortune, qu’il lui avait jetés dans l’oreille germeraient dans son âme, y feraient fleurir un désir dont il profiterait, et il s’imaginait que sa froideur était de la dissimulation. Mais quoiqu’il l’entourât de soins et d’attentions galantes, il cachait mal les manières despotiques d’un homme habitué à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des familles. Il disait, pour la consoler, de ces lieux communs, familiers aux gens de sa profession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et y laissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent la sainteté. Sa tendresse était du patelinage. Il quittait sa feinte mélancolie à la porte en reprenant ses doubles souliers, ou son parapluie. Il se servait du ton que sa longue familiarité l’autorisait à prendre, comme d’un instrument pour se mettre plus avant dans le cœur de la famille, pour décider Marguerite à un mariage proclamé par avance dans toute la ville.

L’amour vrai, dévoué, respectueux formait donc un contraste frappant avec un amour égoïste et calculé. Tout était homogène en ces deux hommes.

L’un feignait une passion et s’armait de ses moindres avantages afin de pouvoir épouser Marguerite ; l’autre cachait son amour, et tremblait de laisser apercevoir son dévouement. Quelque temps après la mort de sa mère, et dans la même journée, Marguerite put comparer les deux seuls hommes qu’elle était à même de juger. Jusqu’alors, la solitude à laquelle elle avait été condamnée ne lui avait pas permis de voir le monde, et la situation où elle se trouvait ne laissait aucun accès aux personnes qui pouvaient penser à la demander en mariage. Un jour, après le déjeuner, par une des premières belles matinées du mois d’avril, Emmanuel vint au moment où M. Claës sortait. Balthazar supportait si difficilement l’aspect de sa maison, qu’il allait se promener le long des remparts pendant une partie de la journée. Emmanuel voulut suivre Balthazar, il hésita,