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causée et qu’il devait féconder à son profit ; car l’homme dont se sert le destin pour éveiller l’amour au cœur d’une jeune fille, ignore souvent son œuvre et la laisse alors inachevée. Marguerite s’inclina tout interdite, et mit ses adieux dans un regard où semblait se peindre le regret de perdre cette pure et charmante vision. Comme l’enfant, elle voulait encore sa mélodie. Cet adieu fut fait au bas du vieil escalier, devant la porte du parloir ; et, quand elle y entra, elle regarda l’oncle et le neveu jusqu’à ce que la porte de la rue se fût fermée. Mme Claës avait été trop occupée des sujets graves, agités dans sa conférence avec son directeur, pour avoir pu examiner la physionomie de sa fille. Au moment où M. de Solis et son neveu apparaissaient pour la seconde fois, elle était encore trop violemment troublée pour apercevoir la rougeur qui colora le visage de Marguerite en révélant les fermentations du premier plaisir reçu dans un cœur vierge. Quand le vieil abbé fut annoncé, Marguerite avait repris son ouvrage, et parut y prêter une si grande attention qu’elle salua l’oncle et le neveu sans les regarder. M. Claës rendit machinalement le salut que lui fit l’abbé de Solis, et sortit du parloir comme un homme emporté par ses occupations. Le vieux dominicain s’assit près de sa pénitente en lui jetant un de ces regards profonds par lesquels il sondait les âmes, il lui avait suffi de voir M. Claës et sa femme pour deviner une catastrophe.

« Mes enfants, dit la mère, allez dans le jardin.

Marguerite, montrez à Emmanuel les tulipes de votre père. » Marguerite, à demi honteuse, prit le bras de Félicie, regarda le jeune homme qui rougit et qui sortit du parloir en saisissant Jean par contenance.

Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et Jean allèrent de leur côté, quittèrent Marguerite, qui, restée presque seule avec le jeune de Solis, le mena devant le buisson de tulipes invariablement arrangé de la même façon, chaque année, par Lemulquinier.

« Aimez-vous les tulipes ? demanda Marguerite après être demeurée pendant un moment dans le plus profond silence sans qu’Emmanuel parût vouloir le rompre.

— Mademoiselle, c’est de belles fleurs, mais pour les aimer, il faut sans doute en avoir le goût, savoir en apprécier les beautés. Ces fleurs m’éblouissent.

L’habitude du travail, dans la sombre petite chambre où je demeure, près de mon oncle, me fait sans doute préférer ce qui est doux à la vue. »