Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
MELMOTH RÉCONCILIÉ.

— Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femme comme toi !

— Hé ! bien donc, pourquoi t’en vas-tu ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! pourquoi ! pourquoi ! il faudrait pour te l’expliquer te dire des choses qui te prouveraient que mon amour pour toi va jusqu’à la folie. Si tu m’as donné ton honneur, j’ai vendu le mien, nous sommes quittes. Est-ce aimer ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle. Allons, dis-moi que si j’avais un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, ce sera de l’amour ! Allons, dites-le tout de suite, et donnez la patte.

— Je te tuerais, dit Castanier en souriant.

Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnase après avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castanier voulut aller se montrer à quelques personnes de sa connaissance qu’il avait vues dans la salle, afin de détourner le plus long-temps possible tout soupçon sur sa fuite. Il laissa madame de La Garde dans sa loge, qui, suivant ses habitudes modestes, était une baignoire, et il vint se promener dans le foyer. À peine y eut-il fait quelques pas, qu’il rencontra la figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur d’entrailles, la terreur qu’il avait déjà ressenties, et ils arrivèrent en face l’un de l’autre.

— Faussaire ! cria l’Anglais.

En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui se promenaient. Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité sur leurs figures, il voulut se défaire de cet Anglais à l’instant même, et leva la main pour lui donner un soufflet ; mais il se sentit le bras paralysé par une puissance invincible qui s’empara de sa force et le cloua sur la place ; il laissa l’étranger lui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent ensemble dans le foyer, comme deux amis.

— Qui donc est assez fort pour me résister ? lui dit l’Anglais. Ne sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que je puis tout ? Je lis dans les cœurs, je vois l’avenir, je sais le passé. Je suis ici, et je puis être ailleurs ! Je ne dépends ni du temps, ni de l’espace, ni de la distance. Le monde est mon serviteur. J’ai la faculté de toujours jouir, et de donner toujours le bonheur. Mon œil perce les murailles, voit les trésors, et j’y puise à pleines mains. À un signe de ma tête, des palais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais. Je puis faire éclore des fleurs sur tous les ter-