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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

rente. Semblable à ces monuments arrangés suivant le caprice des architectures de chaque époque, mais dont les masses noires et frustes plaisent aux poètes, elle ferait le désespoir des commentateurs, des éplucheurs de mots, de faits et de dates. Le narrateur y croit, comme tous les esprits superstitieux de la Flandre y ont cru, sans en être ni plus doctes ni plus infirmes. Seulement, dans l’impossibilité de mettre en harmonie toutes les versions, voici le fait dépouillé peut-être de sa naïveté romanesque impossible à reproduire, mais avec ses hardiesses que l’histoire désavoue, avec sa moralité que la religion approuve, son fantastique, fleur d’imagination, son sens caché dont peut s’accommoder le sage. À chacun sa pâture et le soin de trier le bon grain de l’ivraie.

La barque qui servait à passer les voyageurs de l’île de Cadzant à Ostende allait quitter le village. Avant de détacher la chaîne de fer qui retenait sa chaloupe à une pierre de la petite jetée où l’on s’embarquait, le patron donna du cor à plusieurs reprises, afin d’appeler les retardataires, car ce voyage était son dernier. La nuit approchait, les derniers feux du soleil couchant permettaient à peine d’apercevoir les côtes de Flandre et de distinguer dans l’île les passagers attardés, errant soit le long des murs en terre dont les champs étaient environnés, soit parmi les hauts joncs des marais. La barque était pleine, un cri s’éleva :

— Qu’attendez-vous ? Partons.

En ce moment, un homme apparut à quelques pas de la jetée ; le pilote, qui ne l’avait entendu ni venir, ni marcher, fut assez surpris de le voir. Ce voyageur semblait s’être levé de terre tout à coup, comme un paysan qui se serait couché dans un champ en attendant l’heure du départ et que la trompette aurait réveillé. Était-ce un voleur ? était-ce quelque homme de douane ou de police ? Quand il arriva sur la jetée où la barque était amarrée, sept personnes placées debout à l’arrière de la chaloupe s’empressèrent de s’asseoir sur les bancs, afin de s’y trouver seules et de ne pas laisser l’étranger se mettre avec elles. Ce fut une pensée instinctive et rapide, une de ces pensées d’aristocratie qui viennent au cœur des gens riches. Quatre de ces personnages appartenaient à la plus haute noblesse des Flandres. D’abord un jeune cavalier, accompagné de deux beaux lévriers et portant sur ses cheveux longs une toque ornée de pierreries, faisait retentir ses éperons dorés et frisait de temps en temps sa moustache avec imper-