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LA PEAU DE CHAGRIN

tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin ! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh ! bien, où en suis-je ? reprit-elle après une pause. Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme ; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie m’a fait mal.

— Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…

— Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

— Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont maintenant les richesses pour nous ? Ah ! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

— Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi ? mais je suis la plus heureuse des heureuses.

— L’on va nous entendre, dit Raphaël.

— Hé ! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.

— Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : — Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.

— Tes écrans !

— Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit ! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois ? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout : le feu, l’huile, et l’ar-