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LA PEAU DE CHAGRIN

y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ; ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme ! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.

— Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous ?

— Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous ?