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LA PEAU DE CHAGRIN

d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que le génie paie au mal ? Vois tous les grands hommes : s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’âme ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. À travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé : l’impuissance est assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore ; diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil ; moi, peut-être une pulmonie va me dire : « Partons ! » comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ; sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi ; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie ! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie ! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voi-