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LA PEAU DE CHAGRIN

moment, elle était à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement ; je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis à cette femme ; mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps. — Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente ! Mais dans quelques moments vous me jugerez. Il y a deux misères, madame : celle qui va par les rues effrontément en haillons, qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple ; heureuse plus que la richesse peut-être, insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole, qui cache la mendicité sous un titre ; fière, emplumée, cette misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute d’un centime. L’une est la misère du peuple ; l’autre, celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc ; peut-être n’ai-je pas de talent : je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point ? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes ? Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés