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LA PEAU DE CHAGRIN

désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement, il ne s’exprime pas. Pendant ces violents paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battements de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh ! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève. — Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui ? Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse ; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée ; puis tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances ; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être doublés par une feuille de métal. En ces moments-là, je la détestais. — La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas votre cousin ? Une lettre de lui déciderait tout. — Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez. — Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur. Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter. — Oh ! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé ! m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point