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leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant des doutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, qui avait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur la personne de Corentin, se tourna vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces mots : — Quel est cet original-là ? Est-il de notre bord ? À cette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par un regard et par un geste de main qui disaient : — Je n’en sais, ma foi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis, laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille : — Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il accompagne effectivement cette demoiselle et pourquoi.

— Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe ?

— Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, que le citoyen du Gua Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secret n’était connu que de la dame et toute autre qu’elle en aurait été déconcertée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin qui tirait froidement sa montre sans paraître se douter du trouble que produisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plus naturel : — Mon Dieu ! combien les routes sont peu sûres ! Nous avons été attaqués au-delà de Mortagne par les Chouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deux balles dans son chapeau en me défendant.

— Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener ? Vous devez connaître alors la voiture ! On m’a dit à mon passage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre de deux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri, même les voyageurs. Voilà comme on écrit l’histoire ! Le ton musard que prit Corentin et son air niais le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique. — Hélas ! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir aller plus loin.