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« J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant : vous y emploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournait contre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avez demandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vous seconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de ces raretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardons point. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à trop longue date et trop chanceuse pour que nous la fassions, D’ailleurs ces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous les appelons des originaux. Enfin les personnes appartenant à la catégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateur sont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas voulu vous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vous me demandiez un poëte ou si vous voulez un fou ; mais nos fous vont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employés du Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteurs qui ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’avantages à ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans les bras l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cru obliger ; car vous verrez par sa lettre que la bienfaisance ne doit pas se faire au hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en ce monde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous a paru bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, je le sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin…

En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber les lettres, et demeura pensive pendant quelques instants : — Mon Dieu ! dit-elle, quand cesseras-tu de me frapper par toutes les mains ! Puis, elle reprit les papiers et continua.

« Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent, voilà bien l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce moment travaillé de doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçon ne donnât pas dans les piéges que tendent des esprits ambitieux aux instincts de la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pas entièrement la vie assez hébétée de la province, je ne saurais non plus approuver cette vie passionnée de Paris, cette ardeur de rénovation qui pousse la jeunesse dans des voies nouvelles. Vous seule connaissez mes opinions : selon moi, le monde moral tourne sur lui-même comme le monde matériel.