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Souvent ses yeux pâlis embrassèrent les salons avec une curiosité pénétrante : les hommes y ressemblaient tous à Graslin, elle les étudiait et semblait interroger leurs femmes ; mais en n’apercevant aucune de ses douleurs intimes répétées sur les figures, elle revenait sombre et triste, inquiète d’elle-même. Les auteurs qu’elle avait lus le matin répondaient à ses plus hauts sentiments, leur esprit lui plaisait ; et le soir elle entendait des banalités qu’on ne déguisait même pas sous une forme spirituelle, des conversations sottes, vides, ou remplies par des intérêts locaux, personnels, sans importance pour elle. Elle s’étonnait de la chaleur déployée dans des discussions où il ne s’agissait point de sentiment, pour elle l’âme de la vie. On la vit souvent les yeux fixes, hébétée, pensant sans doute aux heures de sa jeunesse ignorante, passées dans cette chambre pleine d’harmonies, alors détruites comme elle. Elle sentit une horrible répugnance à tomber dans le gouffre de petitesses où tournaient les femmes parmi lesquelles elle était forcée de vivre. Ce dédain écrit sur son front, sur ses lèvres, et mal déguisé, fut pris pour l’insolence d’une parvenue. Madame Graslin observa sur tous les visages une froideur, et sentit dans tous les discours une âcreté dont les raisons lui furent inconnues, car elle n’avait pas encore pu se faire une amie assez intime pour être éclairée ou conseillée par elle ; l’injustice qui révolte les petits esprits ramène en elles-mêmes les âmes élevées, et leur communique une sorte d’humilité ; Véronique se condamna, chercha ses torts ; elle voulut être affable, on la prétendit fausse ; elle redoubla de douceur, on la fit passer pour hypocrite, et sa dévotion venait en aide à la calomnie ; elle fit des frais, elle donna des dîners et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, mal jugée, repoussée par l’orgueil bas et taquin qui distingue la société de province, où chacun est toujours armé de prétentions et d’inquiétudes, madame Graslin rentra dans la plus profonde solitude. Elle revint avec amour dans les bras de l’Église. Son grand esprit, entouré d’une chair si faible, lui fit voir dans les commandements multipliés du catholicisme autant de pierres plantées le long des précipices de la vie, autant de tuteurs apportés par de charitables mains pour soutenir la faiblesse humaine durant le voyage ; elle suivit donc avec la plus grande rigueur les moindres pratiques religieuses. Le parti libéral inscrivit alors madame Graslin au nombre des dévotes de