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colter que des injures, des rebuffades et des regards qui vous percent le cœur comme si l’on vous y donnait des coups de couteau. J’ai fréquenté de vieux pauvres à qui ça ne faisait plus rien du tout ; mais je n’étais point née pour ce métier-là. Un non m’a toujours fait pleurer. Chaque soir, je revenais plus triste, et je ne me consolais qu’après avoir dit mes prières. Enfin, dans toute la création de Dieu, il ne se trouvait pas un seul cœur où je pusse reposer le mien ! Je n’avais que le bleu du ciel pour ami. J’ai toujours été heureuse en voyant le ciel tout bleu. Quand le vent avait balayé les nuages, je me couchais dans un coin des rochers, et je regardais le temps. Je rêvais alors que j’étais une grande dame. À force de voir, je me croyais baignée dans ce bleu ; je vivais là-haut en idée, je ne me sentais plus rien de pesant, je montais, montais, et je devenais tout aise. Pour en revenir à mes amours, je vous dirai que l’aubergiste avait eu de sa chienne un petit chien gentil comme une personne, blanc, moucheté de noir aux pattes ; je le vois toujours, ce chérubin ! Ce pauvre petit est la seule créature qui dans ce temps-là m’ait jeté des regards d’amitié, je lui gardais mes meilleurs morceaux, il me connaissait, venait au-devant de moi le soir, n’avait point honte de ma misère, sautait sur moi, me léchait les pieds ; enfin il y avait dans ses yeux quelque chose de si bon, de si reconnaissant, que souvent je pleurais en le voyant. — Voilà pourtant le seul être qui m’aime bien, disais-je. L’hiver il se couchait à mes pieds. Je souffrais tant de le voir battu, que je l’avais accoutumé à ne plus entrer dans les maisons pour y voler des os, et il se contentait de mon pain. Si j’étais triste, il se mettait devant moi, me regardait dans les yeux, et semblait me dire : — Tu es donc triste, ma pauvre Fosseuse ? Si les voyageurs me jetaient des sous, il les ramassait dans la poussière et me les apportait, ce bon caniche. Quand j’ai eu cet ami-là, j’ai été moins malheureuse. Je mettais de côté tous les jours quelques sous pour tâcher de faire cinquante francs afin de l’acheter au père Manseau. Un jour, sa femme, voyant que le chien m’aimait, s’avisa d’en raffoler. Notez que le chien ne pouvait pas la souffrir. Ces bêtes-là, ça flaire les âmes ! elles voient tout de suite quand on les aime. J’avais une pièce d’or de vingt francs cousue dans le haut de mon jupon ; alors je dis à monsieur Manseau : — Mon cher monsieur, je comptais vous offrir mes économies de l’année pour votre chien ; mais avant que votre femme ne le veuille pour elle, quoiqu’elle ne s’en soucie guère, vendez-le-